A quelques pas de là…

Qui a peur de la maternité ? (Moi.)

Posted on: 30/10/2020

J’ai lu cette semaine le texte dans Vogue d’Emily Ratajkowski, une top-modèle plus connue (de moi, au moins) pour ses photos dénudées sur Instagram que pour ses prises de position politiques. Eh bien je dois dire que j’en ai été pour mes frais et mes stéréotypes : ce doit être le texte qui parle le mieux de mon rapport à la maternité.

La tribune (en anglais) s’intitule : « Emily Ratajkowski parle de sa grossesse et de la raison pour laquelle elle ne veut pas connaître le sexe de son bébé ».

« Quand mon mari et moi disons à nos ami.es que je suis enceinte, leur première question après « Félicitations ! » est presque toujours « Vous savez si vous voulez une fille ou un garçon ? ». […] La vérité, c’est que nous n’avons aucune idée de qui (plutôt que ce qui) grandit à l’intérieur de mon ventre. Qui cette personne va-t-elle être ? De quelle type de personne va-t-on devenir les parents ? Comment est-ce que cela va changer nos vies et qui nous sommes ? »

Longtemps, je n’ai pas eu envie d’enfants. Je n’aimais pas les enfants, ni mes proches, ni les autres. Qu’on s’entende : je ne leur voulais pas de mal pour autant ! Mais, pour ma part, je les considérais comme des contraintes et/ou des nuisances. Maintenant que j’ai trente ans, j’envisage que la maternité pourrait être une aventure que j’aurais envie de vivre. (Cela fait beaucoup de conditionnel : c’est à dessein.) Je me retrouve à me dire : « Je réfléchis bien à la question, car le corps vieillit et la possibilité d’avoir une grossesse n’est pas éternelle. Si je n’ai pas d’enfants, je veux avoir donné de l’espace à cette réflexion et être en paix avec ce choix. »

En tant que militante féministe, la question de la maternité se pose en des termes bien différents de la plupart des gens, je crois. Mettre au monde un enfant, ça veut dire créer une vie qui sera sans doute celle d’une fille ou d’un garçon (jusqu’à 2 % des enfants naissent intersexes).

Si mon enfant est une fille, elle aura 80 % de chances d’être victime de harcèlement de rue. Une chance sur dix d’être victime de violences conjugales. Une chance sur six d’être victime de viol ou de tentative de viol. Une chance sur cinq de vivre du sexisme sur son lieu de travail. Si j’ai une fille, j’extirperai du néant et projetterai dans ce monde un être qui sera victime de sexisme, dans ses formes les plus banales comme les plus graves. Et ce ne sont même pas tant les inégalités salariales et le plafond de verre qui m’inquiètent. Ce sont les troubles du comportement alimentaire, les violences, l’estime de soi, le harcèlement scolaire. Ma fille sera une victime du monde sexiste, il n’y a absolument aucune chance pour qu’elle y échappe, les chiffres sont trop massifs. Et moi, en tant que mère, mon travail sera d’être là, de la relever doucement quand elle se sera fait heurter par le système, lui dire qu’elle n’y est pour rien, lui expliquer le principe d’un « système » et lui donner des outils pour comprendre et résister. Est-ce une perspective enviable et une bonne raison de mettre au monde ?

Et, à ce stade de la réflexion, je n’ai même pas encore commencé à me demander quelle était la meilleure manière de ne pas vouloir « rejouer » ma propre enfance, de ne pas projeter sur cette fille quelque chose qui ait rapport avec moi.

Si mon enfant est un garçon, alors là, je mettrai au monde un dominant dans le système patriarcal. Et là, comme se le demande Emily Ratajkowki : « Comment puis-je élever un enfant qui apprenne à s’aimer tout en lui parlant aussi de la position de pouvoir qu’il occupe dans le monde ? »

Comment je lui parle de sexe, pour qu’il apprenne à s’intéresser au désir de son ou sa partenaire, à demander le consentement, quand tout (tout !) dans la société lui inculque qu’un homme viril prend, exige, insiste, plaque contre le mur, qu’un peu de brutalité en contexte sexuel est sexy et désirable ? Je connais tant d’hommes qui s’arrogent le droit de « faire la gueule » quand leur compagne n’a pas envie de sexe, et tant de femmes qui acceptent des rapports sexuels sans désir pour faire plaisir ou s’éviter « la gueule » de leur partenaire. Je connais tant de femmes que leur partenaire a pénétré dans leur sommeil, pendant qu’elles étaient ivres, ou a pénétré analement pendant un rapport sans leur avoir demander leur avis avant. (Moment juridique : cela s’appelle des viols.)

Si j’ai un fils, comment je lui apprend à avoir confiance en lui, en ses idées, en sa voix unique et singulière, tout en évitant qu’il ne vienne grossir les chiffres des hommes qui coupent la parole aux femmes et reprennent leurs idées à leur compte sans même, le plus souvent, s’en rendre compte ? Comment lui permettre de créer des amitiés durables et belles avec d’autres hommes tout en lui expliquant que, si deux millions de Français et de Françaises ont été victime d’inceste, que 90 000 femmes sont victimes de viol ou de tentative de viol en France chaque année, et que 98 % des agresseurs sont des hommes, cela veut dire qu’il y a dans son entourage des violeurs, des agresseurs, des incesteurs, que c’est une réalité et que si on le lui révèle il faut qu’il croie la victime et se désolidarise de l’agresseur ?

« J’ai connu bien trop d’hommes blancs qui vivent leur vie sans être conscient de leur privilège, et j’ai été traumatisée par nombreuses de mes expériences avec eux. Et c’est valable aussi pour les garçons ; c’est choquant de réaliser à quel point les garçons acquièrent très jeunes le sentiment que les choses leur sont dues : du corps des filles, au monde en général. Je n’ai pas peur d’élever « un monstre », car nombreux sont les hommes que je connais qui abusent de leur position de pouvoir sans le faire intentionnellement. Mais je suis terrifiée à l’idée de cultiver, par inadvertance, la négligence et l’absence de conscience qui sont si pratiques pour les hommes. C’est une tâche bien plus impressionnante que de susciter une compréhension de la notion de privilège chez un enfant, plutôt que de lui enseigner une morale simple, en noir et blanc. » (Emily Ratajkowksi, Vogue)

Et comment fait-on avec la notion d’échec ? Quand on est une militante féministe et qu’on élève un garçon, comment fait-on quand on se rend compte que, malgré tous nos efforts, le reste de la société forme une pente si raide que notre fils s’est laissé glisser comme les autres ? Que, s’il est hétérosexuel, il effectue bien sa part de tâches ménagères, mais laisse sa copine prendre en charge toute la planification, l’anticipation, l’organisation, que l’on appelle la « charge mentale » ? Que c’est elle qui lui rappelle les anniversaires, donne des coups de fils aux ami.es et à la famille pour maintenir le lien, lui demande comment s’est passée sa journée, et prend en charge tout ce qu’on appelle la « charge émotionnelle » ?

Comment fait-on quand on se rend compte que, malgré tous nos efforts, le reste de la société forme une pente si raide que notre fille s’est laissé glisser comme les autres ? Qu’elle minaude, se maquille, commente l’apparence physique des autres femmes, dit d’unetelle qu’elle s’habille comme une salope, qu’unetelle a sûrement couché pour avoir le poste ?

Et ça, c’est en imaginant que tout le reste se serait passé comme prévu.

En tant que militante féministe lesbienne, la question de la maternité féministe se double de questions liées à la maternité lesbienne.

Il y a, bien sûr, toute la question des origines : quel choix opérer, avant la naissance de l’enfant et donc sans lui demander son avis, en matière de connaissances liées au donneur ? Je serais assez d’avis de connaître, de manière anonyme, le dossier et les antécédents médicaux du donneur. Cette manière de procéder permet à l’enfant de connaître « ses origines » sans donner au donneur autre chose que cette place-là : celui du don de matériel génétique. Chaque donneur de sperme a sans doute ses raisons pour effectuer ce don, mais il n’y figure jamais un projet de paternité (et heureusement!). Pour autant, si mon enfant veut un jour rencontrer l’être humain avec qui il partage une moitié de patrimoine génétique, voir son visage, entendre sa voix, je crois que je comprendrais. Mais je serais terrifiée à l’idée que cet homme vienne, des années après, sans être personne pour cet enfant, sans avoir jamais désiré la venue au monde de cet être, sans avoir rien à voir avec notre projet de famille, mettre en péril l’équilibre familial que nous aurons formé avec ma compagne, sa mère. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Surtout dans une société hétéronormée et patriarcale, qui est si prompte à donner une place de choix à l’homme, qu’il soit donneur de sperme ou père social.

Et qu’est-ce qu’on fait en matière de normes de genre ? En tant que militante féministe, si j’ai une fille un jour, j’aurais à cœur qu’elle puisse s’habiller avec des grands T-shirts sombres si ça lui plaît, couper ses cheveux si elle veut, faire du lancer de poids si ça la tape. Si j’ai un fils, j’aurais à cœur qu’il puisse porte des jupes si ça lui plaît, mettre du vernis à ongles s’il en a envie, faire de la danse classique si ça le fait rêver. Mais mon enfant sera déjà celui ou celle qui, à l’école, « aura deux mamans » ou « sera le gosse des deux gouines », en fonction du degré d’amabilité des autres parents. Et le risque n’est pas négligeable de vouloir permettre l’épanouissement de l’enfant, mais de finir par renforcer sa stigmatisation. (Un petit garçon qui porte du rose, chez un couple hétéro, c’est une marque de progressisme, chez un couple homo, c’est une marque d’endoctrinement.)

Et avec tout ça, je n’ai même pas encore parlé de l’homophobie que mon fils ou ma fille risque de se prendre dans la poire sans avoir personnellement jamais rien demandé, juste parce que ce serait moi qui l’aurait mis au monde.

Et je n’ai pas non plus parlé du système capitaliste qui nous opprime collectivement et nous envoie dans le mur, de l’écosystème qui s’effondre, des animaux qui meurent, des températures qui augmentent et de tout ce qu’on sait du présent et du futur.

Qui a peur de la maternité ? Moi.

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